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lundi 28 mai 2012

Commentaires de français : Apollinaire - Nuit Rhénane Apollinaire - Alcools -...


Apollinaire - Nuit Rhénane

Apollinaire - Alcools - Nuit rhénane - analyse

INTRODUCTION

"Nuit rhénane", comme "Mai", appartient à la suite des Rhénanes du recueil Alcools (1913). Ce sont
neuf poèmes inspirés par le séjour d'Apollinaire au bord du Rhin et, de manière allusive, par son
amour pour Annie Playden. La spécificité de "Nuit rhénane" tient à sa mise en œuvre de figures
empruntées à la mythologie germanique, les Ondines. Elles ont une séduction certaine et un pouvoir
maléfique qui entraînent le poète dans un univers surnaturel inquiétant.
Nous étudierons tout d'abord la progression dramatique, remarquable dans un poème où rien ne se
passe jusqu'au demier vers. Puis nous analyserons l'expression des diverses manifestations du
sumaturel. Enfin, nous nous attacherons, au double plan de l'énoncé et de l'énonciation. à la puissance
magique du verbe : au plan de l'énoncé, à la magie du chant du batelier dans le poème ; au plan de
l'énonciation, à la magie dans l'écriture d'Apollinaire.

1) La progression dramatique

- Strophe 1

Le poème s'ouvre sur l'évocation d'une scène paisible dans un cabaret, le soir au bord du Rhin, comme
l'indique le titre: "Nuit rhénane". Le protagoniste - le personnage qui dit "je" et qui, dès le deuxième
vers, nous invite à partager ses impressions "Ecoutez") - contemple son verre empli de vin en écoutant
"la chanson lente d'un batelier" (v. 2). Ce dernier célèbre l'apparition de "sept femmes" aux " cheveux
verts" (v. 3-4). Ondines que la mythologie germanique fait vivre au fond des fleuves dans un palais de
cristal où elles attirent et gardent prisonniers pêcheurs et chevaliers.
- Strophe 2Abruptement, la deuxième strophe exprime l'effroi du protagoniste. S'adressant cette fois à ses
compagnons de boisson: "Debout chantez plus haut en dansant une ronde" (v. 5), il révèle que c'est
précisément "le chant du batelier", avec les Ondines qu'il décrit, qui est la cause de sa trayeur. Et il
tente de conjurer leur puissance maléfique en s'entourant de jeunes filles ordinaires, "blondes 3 (v. 7),
inexpressives "Au regard immobile ", v. 8) et sages (" aux nattes repliées ", v. 8).
- Strophe 3La troisième strophe marque encore une progression dans l'ordre de l'étrange et de l'inquiétant. Le
jeune homme (le protagoniste) y découvre l'ivresse du fleuve lui-même; et la répétition ("Le Rhin le
Rhin est ivre", v. 9) traduitjustement son saisissement et son appréhension que partagent aussi les
étoiles ( "l'or des nuits , v. 10) qui e tombe[nt] en tremblant [s]e refléter" (v. 10) au fond du Rhin.
Au chant du batelier est associé un thème de mort ("à en râle mourir, v. 1 1) tandis que se révèle la
nature véritable des Ondines : ce sont des sorcièresjeteuses de sorts ("incantent", v. 12).
‘ Strophe4La quatrième strophe, constituée d'un seul alexandrin, contraste par sa brièveté avec les quatrains
précédents. Elle traduit précisément l'éclatement inattendu du verre: "Mon verre s'est brisé comme un
éclat de rire (v. 13), comme sous l'effet des Sorts des "fées aux cheveux verts (v. 12) de la strophe
précédente ou de la chanson qui les célèbre.
L'absence de commentaire prouve la stupeur du protagoniste atterre’ par le triomphe du sumaturel. Le
poème s'achève de manière abrupte, laissant le lecteur partager l'incrédulité du jeune homme.

2) L'expression du surnaturel

Le sumaturel apparaît de différentes façons ici. ll se manifeste d'abord, de façon explicite, dans la
chanson du batelier consacrée aux Ondines (str. 1 et 3). Il se dévoile aussi avec l'animation de la nature
(le Rhin. les vignes. les étoiles, str. 3). Il se révèle enfin avec l'éclatement du verre (str. 4) qui nous
amène à réexaminer le tout premier vers du poème.
- Le sumaturel dans la chanson du batelier (strophes l et 3)
Le chant du batelier se présente dès l'abord comme un témoignage : "Qui raconte avoir vu" (v. 3).
Néanmoins, son récit s'inscrit d'emblée dans un contexte qui indique la nature véritable des
ensorceleuses. Se réunissant de nuit et "sous la lune" (v. 3), astre traditionnellement maléfique, elles
sont sept (v. 3) (nombre magique) et leurs cheveux sont " verts" (v. 4). Cette couleur révèle leur nature
et leur origine : ce sont des Ondines, sorcières vivant au fond du Rhin. Leur chevelure verte se
confond avec l'eau du fleuve qui l'imprègne ; c'est pourquoi, au sortir du Rhin, elles doivent la "
Tordre" (v. 4).
Par ailleurs, elles possèdent un élément quasi irrésistible de séduction auprès des hommes : ces
cheveux " longsjusqu'a leurs pieds" (v. 4) auxquels le protagoniste oppose, pour se garder d'elles, les
rassurantes " nattes repliées" (v. 8) des "filles blondes" (v. 7) de la réalité.
Apollinaire n'insiste pas, dans ce poéme, sur leur capacité a attirer, puis a retenir, les hommes au fond
de l‘eau. Néanmoins, il associe un theme de mort ("a en rale-mourir", v. ll) it la voix qui les célébre:
La voix chante toujours at en rale-mourir
Ces fées aux cheveux verts 1...] <v. 1 1-12).
Et il n'hésite pas a nommer leur activité surnaturellc, elles "incantent [= ensorcellent] l'été" (v. 12),
méme s'il emploie pour cela un mot vieilli, étranger £1 l‘état actuel de notre
langue.
- Le sumaturel dans le paysage (strophe 3)
Les deux premiers vers de la strophe 3, consacrés au paysage, présentent une autre sorte de sumaturel.
Son ressort principal, frequent dans la poésie d'Apollinaire, est Panimation des éléments de la nature :
le fleuve est ivre, les vignes s'y_"mirent" (= s'y regardent comme dans un miroir) et "l‘0r des nuits [=
les etoiles] tombe en tremblant s'y refleter". Deux images importantes se dégagent : celle de la toute-
puissance du regard ("se mirent", " tombe [...] s[e] refléter") et celle du tremhlement (" tombe en
tremblant").
- La toute-puissance du regard
En effet, au vers 9 : "Le Rhin le Rhin est ivre ou les vignes se mirent", la postposition de la .
subordonnée relative ("ou les vignes se mirent"), aprés le verbe et loin de son antecedent ("Rhin"), met
cette subordonnée en relief et suggere un lien de cause a effet : c‘est parce que les vignes s'y mirent
que le fleuve est ivre.
De la méme facon, le vers 10, " Tout l'or des nuits tombe en tremblant s'y refléter", reprend l'image du
miroir en lui associant celle d'une chute provoquée par une vision dans
l'eau (cf. "La Loreley").
Dans ce contexte, le regard apparait doué d'une puissance magique ct parfois dangereuse : on
comprend pourquoi le protagoniste, cherchant a se protéger des Ondines, appelle a son secours des
filles "Au regard immobiles".
- Le tremblement -
Toujours dans ce contexte d'animation des elements de la nature, le tremblement des étoiles se
reflétant au fond du fleuve, <<Tout l‘or des nuits tombe en tremblant s'y refléter >> (v. l0), acquiert une
valeur d'effroi dont nous verrons qu'elle touche aussi le vin au fond du verre dans le cabaret.
‘ Le sumaturel dans le cabaret (strophes l et 4)
<<Nuit rhénane» s'acheve, au treizieme vers (treize étant un nombre magique), par Yéclatement
inexpliqué du verre : <<Mon verre s‘est brisé comme un éclat de rire».
La comparaison (<<comme un éclat de rire») suggére, au-dela de l'impression auditive (le bruit du verre
se brisant), une reaction méchamment moqueuse, une sorte de ricanement sardonique marquant le
triomphe des forces sumaturelles sur la réalité paisible des buveurs. Du coup, le bris du verre
authentifie la réalité des Ondines, donc la véracité du témoignage du batelier qui uraconte [les] avoir
vu[es]>> (v. 3).
Par ailleurs, cet éclatement amene at réinterpréter dans le premier vers du poeme, l'épithéte
<<trembleur». Car au-dela de l'impression visuelle(1e reflet de la flamme d'une bougie, par exemple),
l'adjectif, qui ne s'emploie que pour des étres animés , personnifie le vin. Ce demier tremble (comme
an vers l0, <<ll'0r cles nuits») parse qu‘il entre en contact avec le surnaturel : les Ondines dont il redoute,
a Juste titre, a puissance ma é ique.

3) Enoncé et énonciation : la puissance rnagique du verbe

On remarquera le lien étroit entre le sumaturel ct cc que nous appelons le verbe et qui recouvre ici le
chant, le rale (v. 1 l), le fait de nommer (v. l2) et la poésie. Nous examinerons done, an niveau de
l'e'noncé (de l'histoire racontée), tout ce qui reléve de la toute-puissance du verbe ; puis nous ven-ons,
au niveau de l'én0nc:11tion (Se (lia mepaiere dont Apollinaire raeonte l'histoire), ce qui reflete la magie.
- La toute puissance u Ver e ans istoire racontée
Nous l‘avons dit déja, les Ondines n'apparaissent dans le poeme qu‘a travers la chanson du batelier.
Pourtant, d'emblée, celle-ci suscite de l'effroi chez le protagoniste. Pour se défendre, il a recours a
deux parades également inefficaces ; l'appel aux << filles blondes » (v. 7) de la realité ; le recours a un
chant quasi enfantin (<< une ronde», v. 5) pour couvrir le chant envofitant et se protéger en s'em°ennant
dans un cercle magique, comme s'il était en danger.
Pareillement, le tremblement du vin (v. 1). puis celui des étoiles (v. 10), peut s'expliquer par leur
frayeur à entendre «la chanson lente» (v. 2). Car le poème juxtapose de la même façon dans les deux
strophes le tremblement au chant : « [...] un vin trembleur comme une flamme / Écoutez la chanson
lente [...]» (v. 1-2); "[...] tombe en tremblant s'y refléter" La voix chante toujours [...] (v. 10-11).
Enfin la comparaison des vers consacrés à ce chant (v. 2-4, 10-1 l) fait apparaître une évolution
significative. Alors qu'à la strophe l, la chanson se home à décrire des femmes à «cheveux verts» (v.
3-4), elle les nomme à la strophe 3 : ce sont des «fées» (v. 12) ; et elle nomme aussi leur activité de
sorcellerie : «incantent» (v. 12) (= ensorcellent).
C'est alors que le verre se brise, comme pour rompre Penvoûtement, ou pour protéger le secret (la
nature des " fées"), ou en réponse à une incantation.
- La magie dans l'écriture et la composition du poème
- La composition
Le poème est composé en boucle. Il débute et se termine par un vers consacré au devenir du "verre".
Cette boucle reproduit très précisément l'image de la " ronde" (v. 2) appelée pour servir d'antidote à la
séduction des Ondines. «Nuit rhénane» est, en quelque sorte, une «ronde» qui permet de se protéger de
ces " fées" tout en les célébrant.
- Les correspondances .
Les images consacrées au verre de vin (v. 1) trouvent leur correspondant dans celles qui décrivent la
nature (v. 9-10) : le «verre est plein d[e] vin » / « le Rhin est ivre» ; le vin tremble / les étoiles
tremblent; le vin est comme une flamme/ les étoiles sont de l'or (analogie de couleur).
De façon comparable, le destin du chanteur (le batelier) s'apparente à celui du Rhin et à celui des
étoiles soumis à la tout puissance du regard. C'est pour avoir vu sous la lune "sept femmes" (v. 3) qu'il
est contraint de les chanter, réduit peu à peu à sa seule «voix» (v. l 1), puis à un «râle» (v. 1 1) qui
annonce la mort.
Ainsi Apollinaire suggère-t-il un univers où les frontières disparaissent entre l'animé et l'inanimé, entre
Fobjetet la nature. Effet d'ivresse? Effet de magie? On est tenté de répondre, et cela revient au même,
effet de poésie, car l'ivresse est toujours poétique chez lui, et nous avons vu que le verbe est magique.
- Les mots rares
lls sont associés au vin («trembleur », v. 1), au chant (" râle-mourir", v. 1 l), à la magie (« incantent»,
v. 12). Le premier (" trembleur") se comprend aisément. Le deuxième, création d'Apollinaire, associe
de façon expressive le son du «chant >> du moribond («râle») au verbe qui décrit son état («mourir»).
Le troisième (« incantent ») est plus subtil : on y retrouve la racine latine "cantare" qui a aussi donné
«chanter». Or ce verbe se trouve au vers précédent : «La voix chante toujours >> (v. 1 1), associé à "
râle-mourir". On voit comment Apollinaire rappelle la parenté entre «chanter» et «enchanter» et
comment, ayant lié ainsi poésie et magie, il souligne ce lien en employant des mots étrangers a la
langue que nous parlons.
L'attention prêtée aux mots rares pennet de délimite, ici, le champ sémantique de la poésie le vin et la
flamme (l'inspiration, la brûlure), le chant, la magie.

CONCLUSION

"Nuit rhénane" est en fait un poème très complexe 1 il entraîne le lecteur dans une série
d'interprétations que remettent en cause, à chaque fois, le bris du verre qui le clôt Rêverie dramatique
née des vapeurs du vin, chanson glorifiant des sorcières à la fois belles et dangereuses, évocation
voilée d'une femme aimée et cruelle, « Nuit rhénane" est certainement tout cela. Mais plus encore, ce
poème célèbre l'action magique par excellence, la création poétique qui renouvelle le monde. En ce
sens, le bris du verre symbolise l'irruption de la poésie dans la réalité banale qu'elle fait voler en éclats.

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